Mes chers amis,
Bien conscient que votre impatience vous conduise, et c'est bien normal, à exiger des témoignages picturaux qui narreraient mieux que les mots ne sauraient le faire l'avancée de l'instrument dont il est question dans ces pages, je me vois, dans la douleur, contraint de décevoir cet appétit pictural pour quelques temps encore.
Toutefois, dans le but de ne pas assombrir, par ce qui pourrait passer pour de la paresse, l'image sympathique que vous me faites en général l'honneur d'avoir de moi, comme en témoignent les multiples messages de sympathie que je reçois régulièrement, il m'apparaît évident qu'au stade où nous en sommes, je vous doive à tout le moins de vous tenir informés de l'avancée des pérégrinations de la Hanz Vork Signature.
L'instrument a donc été terminé puis soumis à son futur propriétaire pour qu'il se livre à un test et me fasse part de ses exigences en matière de réglage.
Et c'est là que ça a dégénéré.
C'est tout d'abord un épais et long filet de bave qui a suinté de ses commissures alors que ses yeux s'écarquillaient et que ses mains se crispaient frénétiquement en tentant de me l'arracher. Hanz s'est alors livré à un rituel païen troublant, à mi-chemin entre la célébration de l'arrivée du bison sur les terres cheyennes et de la danse traditionnelle d'accouplement en Nouvelle Guinée Equatoriale.
La joie et le rut presque animal se mélangeaient en un comportement très éloigné de la réserve courtoise qui constitue ses habitudes.
Je lui ai alors parlé d'une voix la plus apaisante possible, comme on l'eut fait à un enfant, tandis que, sans que mes yeux lâchent les siens pour ne pas troubler le contact hypnotique que j'essayais d'instaurer pour le calmer, je tâchais de démêler cette saloperie de jack avant de le brancher. J'avais en effet compris que si je parvenais à temporiser un peu, seul le fait de jouer cette guitare calmerait l'hystérie dans laquelle mon ami était désormais plongé.
Ce qui suit est l'enregistrement des quelques minutes qui ont suivi. Que je vous prévienne : il ne s'agit plus de musique. Il s'agit d'une fusion entre un homme et un morceau de bois qui semblait inanimé. D'une transe tribale et incontrôlée. D'une frénésie décibelique comme il m'a rarement été donné d'y assister.
L'éruption de joie brute se partage ici à l'orgie digitale dans une sarabande échevelée où le contrôle de soi n'a plus sa place.
Comme un homme en proie à l'effroi, poursuivi par des esprits qui tentent de capturer son âme lors d'une cérémonie vaudou, j'ai pris la fuite.
Quand deux heures plus tard le silence s'est enfin fait dans l'appartement d'Hanz, j'ai risqué une œillade dans son salon. Il gisait sur le sol, inconscient, les vêtements en lambeaux, les cheveux en bataille, les mains encore serrées sur la guitare.
J'ai récupéré l'instrument, l'ai caché à sa vue, puis je l'ai ranimé. Fort heureusement, il ne semble pas que le contact de cette guitare ait laissé de séquelle pérenne dans l'âme de mon ami. Mais je crains leur prochaine rencontre. Qui sait quelle dépendance peut se créer en cas de contact prolongé ? Qui sait quelles conséquences sur l'esprit pourtant si stable et solide ? Qui sait quelle emprise cet instrument maudit est capable d'exercer sur lui ?
J'ai peur, mes amis. Que me conseillez vous ?
Pour témoigner qu'il ne s'agit pas ici des élucubrations d'un esprit dérangé, je vous livre
ce document afin que vous constatiez par vous-mêmes l'ampleur des dégâts.
Merci de votre aide.